retour Accueil AOIP : la deuxième mort
de Charles Fourier

Article paru dans le journal “ La Vie Française ” (5 novembre 1979)

Dans un monde de plus en plus concurrentiel, où l'éparpillement des risques est devenu une règle d'or, la bonne volonté ne suffit plus. Une très ancienne coopérative de téléphonie, l'AOIP, en fait l'amère expérience.

DEUIL dans le monde coopératif.

Le 1er décembre prochain, l'un de ses membres les plus prestigieux, l'AOIP (Association des ouvriers en instruments de précision), disparaîtra pour rejoindre un autre monde, celui du capital.

Faute de s'être adaptée à une concurrence de plus en plus vive et à une technologie de plus en plus sophistiquée, l'AOIP devrait être rachetée par les deux mastodontes français de l'industrie du téléphone : Cit-Alcatel (CGE) et Thomson-CSF.

Consultés sur cette opération, les salariés de l'AOIP auront leur mot à dire. Mais, en vérité, la consultation sera de pure forme. Car, quand bien même les non (au rachat) l'emporteraient sur les oui, le sort en sera jeté... A moins que les ouvriers ne préfèrent se faire hara-kiri

Alliance exemplaire du capital et du travail

Ainsi, donc, disparaîtra cette coopérative qui fut pendant plus de quatre-vingts ans un exemple dans le monde ouvrier : celui de l'alliance authentique entre le capital et le travail. Autre titre de gloire : l'AOlP peut se targuer d'avoir été la plus grande du monde (4600 personnes et 710 millions de francs de chiffre d'affaires). AOIP ? Un sigle qui sent bon en cette fin du XIXe siècle, aux idées généreuses, toutes empreintes d'un socialisme cher à Jaurès.

1896. Trois ouvriers, membres de la fameuse Chambre syndicale des ouvriers en instruments de précision, décident de fabriquer des produits de haute qualité : appareils cinématographiques et photographiques. Dix ans plus tard, grâce à leur bonne technicité, ils deviennent fournisseurs officiels des PTT. La voie est définitivement tracée : l'AOIP va devenir un des plus grands fabricants de matériel de télécommunications. Deux ans plus tard, la coopérative, qui a choisi de s'installer dans le XIIIe arrondissement de Paris, rue Charles-Fourier - un symbole -, crée son propre bureau d'études, puis, quelque années plus tard, son Ecole d'apprentissage en mécanique de précision.

1934. Le premier central téléphonique R6 entièrement automatique est installé à Charles-Fourier. L´AOIP songe à se diversifier. Ce sera chose faite en 1937 avec la création du département Navigation (fabrication notamment de gyrocompas pour la Marine marchande). Au fil des ans, la petite AOIP est devenue grande. A la veille du second conflit mondial, elle compte 700 travailleurs, tous des ouvriers. La règle d'or du système coopératif - pas de cadres, pas de dirigeants - est scrupuleusement respectée. Parallèlement, sur le plan social, l'entreprise a pris une avance considérable. N'a-t-elle pas successivement instauré la journée de huit heures (1905), l'horaire souple (1907), la semaine de cinq jours et demi (1913) ? De même, sans attendre le Front populaire, n'a-t-elle pas institué, dès 1925, la semaine de congés payés ? Et ce n'est pas tout, car qui dit progrès social sous-entend protection sociale. De fait, dès 1917, les ouvriers de l'AOIP possèdent leur propre caisse de retraite. C'est dire qu'en quarante ans d'existence l'AOIP est devenue une entreprise sécurisante, on pourrait presque dire maternante. Mais voici le hic : vivant dans un champ hermétiquement clos, elle refuse toujours de passer au stade de l'économie de marché. N'est-elle d'ailleurs pas symbolique, cette attitude du personnel, plein de réticences quand il s'agit d'engager le premier cadre-ingénieur de l'entreprise ?

A la libération, première alerte : de graves difficultés de trésorerie secouent l'AOIP. C'est le premier appel au secours. Grâce à l'aide conjuguée de la Caisse centrale du crédit coopératif et de la CEGOS, l'entreprise repart. De nouvelles structures sont mises sur pied. Un événement : pour la première fois de son histoire, une personnalité extérieure est appelée à prendre les rênes de l'AOIP : un ingénieur des Mines, M. Noël Pouderoux qui deviendra par la suite président de la Saviem et de la CEGOS. Avant d´entrer par la la suite au groupe Thomson.

1962. La réputation de l'AOIP est au zénith. Elle vient d'installer le premier central de communication électromécanique CROSSBAR à Blois. Un système qui fera ses preuves puisque, en quatorze ans (jusqu'en 1976), 200 centraux de ce type seront fabriqués.

Sûre de l'avenir du développement de la commutation électromécanique, l'AOIP investit à tout va : en ouvrant l'usine de Guingamp en 1966 et, plus tard, en 1971, celle de Morlaix. Même stratégie chez les concurrents, Cil-Alcatel et Ericsson (racheté en 1976 par Thomson-CSF).

Et, au fond, pourquoi ne pas la jouer cette carte de la commutation électromécanique, puisque l'officiel Centre national d'études des télécommunications pronostique : " La composition du parc de commutation restera à dominante électromécanique CROSSBAR jusqu'en l'an 2000 ? ".

Quelle erreur !

Les cartes se brouillent

Car deux événements vont venir brouiller les cartes :

Dès lors, les jours de l'AOlP sont comptés. Elle a beau se reconvertir dans la commutation électronique, d'abord avec le système Vesta (1974), puis, en 1976, avec l'E 10 (associé d'ailleurs à Cit-Alcatel), le retard est trop grand. Car, dès 1960, Cit-Alcatel et Ericsson (absorbé donc par Thomson) fabriquaient un central électronique.

Visiblement, même si cela leur coûte cher (suppressions d'emplois, grèves parfois dures) seuls les groupes puissants peuvent "suivre ". L'AOlP (10% du marché) est coincée. Et ce d'autant qu'elle est dans l'impossibilité de licencier.

Décisions difficiles sur le plan social

Petit à petit, les commandes des PTT commencent à se restreindre. Comment éviter l'asphyxie ? Coopérative, l'AOlP n'a pas accès au marché financier. De surcroît, peu diversifiée, aucunement exportatrice, elle n'a qu'une solution : accepter de nouveaux partenaires. On parle un temps de la SAT. On parle même de TRT (Philips). Fausse piste. Finalement, c'est décidé : ce seront Cit-Alcatel (64 %) et Thomson-CSF (36 %) qui rachèteront l'activité téléphonique publique de l'AOlP (90 % de son chiffre d'affaires). La première reprendra l'usine de Guingamp, (1.300 personnes) la seconde celle de Morlaix (700 personnes).

Ce n'est, semble-t-il, pas de gaieté de cœur que Cit-Alcatel et Thomson CSF ont accepté de jouer la carte de la solidarité industrielle Car la situation financière de l'AOIP est, dit-on, catastrophique : les pertes pour 1979 s'élèveraient à 40 millions de francs et à 150 millions pour 1980... Un gouffre, donc.

Si Cit-Alcatel et Thomson ne devraient pas avoir trop de mal, sur le plan industrie, à " digérer " l'AOIP, en revanche, sur le plan social, la digestion sera difficile. Certes, les licenciements devraient être évités à Guingamp et à Morlaix, où le personnel conservera ses avantages acquis.

A Paris, en revanche, la paix sociale n'est pas garantie. Située dans un arrondissement de forte tradition ouvrière, l'AOIP aura à cœur de faire un peu plus qu'un baroud d'honneur.

Reste -un problème, celui de l'activité " Téléphonie privée " de l'AOIP .(appareils de mesure, équipements de navigation, robots industriels). Les responsables de l'AOIP sont optimistes : cette AOIP bis (1.500 personnes, 250 millions de francs de CA) tiendra la route. Possible, car le matériel est de bonne qualité. Mais il faudra qu'il soit compétitif.

De toute façon, quelle que soit la suite des évènements, plus de doute : Charles Fourier est bien mort une deuxième fois.

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