retour Accueil Témoignage de Maurice Lime,
alias Antoine Kirsch (1938-1942)

Maurice Lime *1, de son vrai nom Maurice-Antoine Kirsch, est un ouvrier mécanicien, syndicaliste et écrivain, né en Lorraine allemande, en 1905. Il adhère pendant son apprentissage à la CGTU, puis au Parti Communiste en 1926. Il est exclu du P.C. en 1936, pour avoir critiqué Staline et les procès de Moscou, après avoir rencontré André Gide qui dénonce le totalitarisme soviétique. Il rejoint alors en 1936 le Parti Populaire Français de Jacques Doriot. Il travailla à l'A.O.I.P. de 1938 à 1942 (inscrit sous le nom d'Antoine Kirsch *2), où il fut Affecté Spécial en 1939, après s'être déclaré objecteur de conscience. A la libération, il suivra les cadres du P.P.F. en Lorraine comme traducteur de Doriot, jusqu'à la mort de ce dernier. Il passera alors en Suisse avec le passeport suisse d'un ancien camarade de l'A.O.I.P., François Paquier *3, qui s'est suicidé. Il sera arrêté et condamné à 5 ans d'indignité nationale. Lorrain, il aurait pu devenir un « malgré-nous » et incorporé de force dans l'armée allemande. Selon ses écrits, il aurait choisi la Collaboration par pacifisme. Dans son ouvrage « Les risques de la sincérité, Ou la petite histoire rejoint la Grande *4 », il raconte sa vie. Malgré le caractère trouble de l'individu, j'ai choisi de recopier ici les nombreux passages parlant de l'A.O.I.P. :

(p36) Heureusement pour Suzanne *5 [Monjauvis] et pour moi-même, les francs-maçons qui dirigeaient l'A.O.I.P., grande coopérative de mécanique de précision où je travaillais depuis trois ans, au courant de ma décision de protestation-suicide avaient pu me maintenir comme affecté spécial dans mon emploi de spécialiste du gyrocompas de marine.

(p61) L'activité n'avait pas encore repris à l'A.O.I.P., où je travaillais depuis trois ans déjà, mais presque tout le personnel était revenu de l'exode farfelu dans lequel des ordres stupides l'avait jeté.
Le matin même, j'étais passé à l'atelier, où j'allais bientôt pouvoir reprendre mon travail sur les gyrocompas de marine, système Brown. C'était un travail qui me passionnait ; j'y avais mis réellement beaucoup du mien.

La société anglaise qui en détenait le brevet avait imposé un contrat selon lequel nous aurions le droit de construire cet engin compliqué, qui donnait aux navigateurs le nord géographique exact, sans être sensible ni aux masses d'acier qui l'entourent sur les bateaux modernes ni aux orages magnétiques qui affolent les boussoles ordinaires, à condition que nous réussissions à construire trois prototypes parfaits. Dans le cas contraire, les millions versés d'avance seraient perdus pour notre coopérative ouvrière.
Les Japonais déjà, portant connus pour leur habileté de constructeurs, avaient échoué, et la firme anglaise avait encaissé leurs arrhes. Allions-nous aussi être les dindons de la farce ?

C'était une question d'argent bien sûr, mais plus encore une question de prestige pour la maison en général et pour notre équipe en particulier. Il fallait prouver aux Anglais que le titre de notre Coopérative : « Association des ouvriers en Instruments de Précision » n'était pas usurpé !

J'éprouvais dans l'A.O.I.P., entreprise exceptionnelle, un immense soulagement pour avoir pu me réintégrer dans un milieu fraternel. Aux « Compteurs [de Montrouge] », après mon exclusion du P.C. à la suite de ma protestation contre les « Procès de Moscou », la Cellule, animée par mon beau-frère, avait réussi à m'isoler. Auguste *6 [Monjauvis] ne me pardonnait pas mes heurts à cause de Suzanne. C'est que j'avais été fort peu fraternel, le menaçant même de lui « casser la gueule » parce qu'il avait déclaré que je ne la méritais pas, alors que naïvement, confiant dans notre amitié, j'avais cru qu'il userait de son influence sur sa mère pour lui faire accepter ma mise en ménage avec Suzanne. Sa haine tenace avait été efficace, à tel point qu'un copain timoré de mon atelier m'avait glissé subrepticement un papier sous mes dessins, sur lequel il avait griffonné ces mots : « Maurice, excuse-moi si je ne te parle plus, sinon la Cellule me rendrait la vie impossible. »

(p63/64) Dans notre coopérative, au contraire, refuge de beaucoup d'anciens militants, les membres du P.C., petite minorité peu virulente, n'avaient qu'une faible influence sur le personnel qui les blaguait sur les « tournants » successifs et contradictoires de la « ligne » de leur parti. Les principaux cadres de commandement de l'entreprise, fort compétents, étaient francs-maçons et veillaient jalousement à ce que leur maison, fondée au siècle dernier par une équipe de « frères », ne soit pas « colonisée » par les staliniens.
De plus, pour la première fois, j'échappais à l'exploitation capitaliste, puisque du grand directeur au dernier compagnon à l'étau, tous les associés, nous gagnions le même salaire. Le « salaire unique » préconisé par les utopistes socialistes était donc possible.
Seul point noir : les « auxiliaires ». D'une part, il y avait des ingénieurs, nécessaires aux recherches sur le téléphone dont notre maison construisait des standards modèles ; ces cadres techniques sans autorité sur le personnel, gagnaient beaucoup plus que le « Salaire unique », mais ils souffraient d'être exclus des délibérations des assemblées d'actionnaires sur la politique de l'entreprise, et aussi d'être doublés dans leurs fonctions de commandement par des associés nommés par le Conseil.
Et, d'autre part, il y avait les auxiliaires O.S., voués aux soudures, et qui non seulement n'avaient pas le droit à la parole dans les assemblées, mais gagnaient selon le barème de l'industrie, moins que le « salaire unique ». S'ils n'avaient pas accès aux assemblées, en revanche, ils ne se gênaient guère pour dire leur façon de penser dans les ateliers des associés qui travaillaient à leurs côtés.
Cela se faisait en général sur le mode léger de la mise en boîte, car aucun d'eux ne songeait sérieusement à quitter cette maison où les chefs se comportaient en copains, et où un système de pointage fort libéral leur permettait d'entrer et de sortir à leur guise de l'entreprise. L'essentiel était de faire quarante heures par semaines, alors que l'usine, elle, restait ouverte quarante-huit heures, samedi compris.
C'est ainsi que les copains de mon équipe - tous des artistes dans leur genre qui n'auraient jamais accepté de travailler aux pièces - allaient, le matin à dix heures et l'après-midi à seize heures, boire le coup au bistrot d'en face. Du moment qu'ils pointaient en sortant et en rentrant, personne n'y trouvait à redire.
Cet horaire élastique - qui me donnait un sentiment de liberté relative jamais éprouvé ailleurs - me permettait, puisque je n'avais pas envie d'aller au café deux fois par jour, de prendre une journée de congé en semaine, généralement le jeudi, [...].

(P69/72) Ayant ainsi retrouvé mon équilibre, ma passion politique provisoirement mise en sommeil, je pouvais me livrer à l'A.O.I.P. sans trop de remords au fignolage amoureux des innombrables pièces du gyrocompas. Ils n'étaient pas seulement d'une précision au centième de millimètres mais encore polis comme de vrais bijoux !

Le tout avait été assemblé avec un soin infini. Enfin, le grand jour arrivé, un associé vaguement stalinisant, qui faisait fonction de chef d'atelier et que nous avions surnommé le « Prince de Bourbon-Parme », à cause de son grand nez, mais aussi parce qu'il se prenait un peu trop au sérieux, avait enclenché le courant devant les membres du Conseil assemblés au grand complet.

D'abord, tout avait semblé bien marcher : le tore - qui est l'âme de ce petit « système planétaire » qu'est le gyro - monté sur des roulement à billes sélectionnés, avait pris de la vitesse, avait rapidement dépassé le point critique des vibrations, pour finalement, un quart d'heure après, atteindre la vitesse vertigineuse de 14 500 tours/ minute, cependant que la petite pompe, logée dans la base de l'appareil, maintenait tout le système comme suspendu sur un coussin d'huile, libre de se mouvoir selon ses propres lois.

Normalement, l'appareil lancé à 30° ouest devait osciller tout lentement vers 10° est, puis revenir à 3° ouest, pour finalement, après un peu plus de trois heures de ces lentes oscillations, de plus en plus courtes, se stabiliser définitivement au nord absolu, dans l'axe de la terre. C'était là un avantage supplémentaire pour la navigation, puisque les boussoles ordinaires indiquent le Nord magnétique, qui se balade quelque part au Groenland.
Nous étions tous debout autour du mystérieux appareil, parlant bas, à guetter ses évolutions. Bientôt l'angoisse nous avait gagnés au lieu de réduire ses oscillations pour se stabiliser au nord, l'appareil continuait à osciller de 30° ouest à 30° est, et vice-versa, jusqu'au soir, sans se fixer au nord !
A l'heure de la fermeture, complètement déroutés, nous avions coupé le courant ; quelque chose n'allait pas, mais quoi ?
Toutes les vérifications furent vaines ; pendant les semaines qui suivirent, l'appareil démonté et remonté plusieurs fois, les roulements à billes changés chaque fois, rien n'y fit, il refusait obstinément de se stabiliser au nord. Les millions d'arrhes, sans compter tout le travail de notre équipe, plus les fournitures, allaient être perdus. Et quel coup pour le prestige de la maison ! Les bourgeois ricaneraient, c'était la preuve qu'une association d'ouvriers était incapable d'exécuter des travaux un peu compliqués.
A l'Assemblée générale, ceux qui avaient été hostiles à cette nouvelle fabrication - puisque les japonais, déjà, avaient échoué - alliés à ceux qui voulaient renverser le Conseil qui avait signé ce contrat vicieux, demandèrent l'arrêt immédiat des travaux, et la dispersion de notre équipe dans les autres ateliers. Au vote, le Conseil, sérieusement ébranlé, n'obtient tout juste qu'un court délai de grâce. Bourbon-Parme se voyait déjà renvoyé à l'étau, ce qui le mortifiait durement après avoir joué au chef d'atelier, mais nous aussi, nous nous sentions atteints dans notre honneur de professionnels.
J'avais acheté au quartier Latin tout ce que j'avais pu trouver comme littérature sur les gyrocompas, et j'avais eu la chance de dénicher aux Editions géographiques une étude fort bien faite, illustrée de photos et de dessin, de notre gyro Brown. Mais j'avais beau comparer les données de ce précieux livre à nos dessins fournis par les Anglais, tout correspondait. Pourtant, pas de doute possible : un des dessins anglais devait être faux !
De déduction en déduction, j'en étais arrivé à conclure qu'une petite boîte, qui avait pour fonction de capter le courant d'air du tore devait être percée de part en part, sinon le courant d'air ne pouvait pas agir sur le liquide, destiné à faire contrepoids et à réagir contre l'inclinaison du système pour l'amener au nord absolu. Pourtant le dessin anglais présentait cette pièce pleine ! Après avoir corrigé le dessin au crayon rouge, j'étais allé voir Bourbon-Parme, pour lui proposer de modifier la pièce.
Mais dans l'esprit technocratique de celui-ci l'admiration de la rigueur inhumaine stalinienne s'harmonisait parfaitement avec le respect de la technicité anglo-saxonne ; il ne voulut rien savoir d'une initiative aussi impie, qui « risquait de lui retomber dessus ».
Le délai accordé par l'Assemblée générale pour la mise au point touchait à sa fin ; il fallait faire vite. Dans une réunion de l'équipe tenue en l'absence de Bourbon-Parme - pour une fois j'étais allé avec les copains au bistrot - il fut décidé qu'on modifierait une des boîtes à air selon mes données, qu'on la monterait sur un des prototypes en réserve et que, pour ne pas se heurter à l'opposition du « Prince », qui aurait fatalement l'appui du Conseil, nous nous relayerions à tour de rôle la nuit pour faire les essais clandestinement. Tout ça, sans être payé, bien entendu.
La première nuit déjà, à deux heures du matin, des progrès formidables étaient acquis : le gyro n'oscillait plus qu'à 4° autour du nord ! Après quelques petites retouches, la troisième nuit le gyro allait merveilleusement, docilement, selon les normes prescrites, se fixer au nord absolu. Quelle victoire !
Les trois gyros équipés avec les pièces modifiées, le Conseil convoque l'ingénieur anglais pour la réception. C'était un grand rouquin qui connaissait son affaire. Minutieusement, il fit toutes les vérifications, caressant de ses mains intelligentes les belles pièces polies. Mine de rien, nous guettions ses réactions. Quand il vit le gyro virer correctement de plus en plus court vers le nord, étonné, il arrêta l'opération, remit l'appareil de nouveau à 30° et recommença le tout.
Nous nous poussions du coude en ayant du mal à cacher notre joie. Il lui fallut bien l'admettre : notre gyro suivait exactement les normes prescrites pour se stabiliser au nord.Quand contraint et forcé, il nous eut donné son approbation, je lui touchai l'épaule :
- Come here, please !
Et lui montrant le dessin corrigé au rouge, mis sous mica, j'ajoutai :
- This is not good ! Mon anglais avait beau n'être guère oxfordien, l'effet fut spectaculaire ; jamais plus je n'ai vu un homme rougir de la sorte : il était comme passé au minium, de la racine de ses cheveux roux jusqu'au col de sa chemise amidonnée. Puis il devint tout gris... Heureusement que le gaillard avait le coeur solide !
Cette affaire m'avait valu dans notre coopération la renommée d'un compagnon hors ligne. Chargé de l'installation de nos gyros et du dépannage des gyros anglais déjà en service sur les navires français, j'avais donc en tant que spécialiste hautement qualifié, échappé à « l'appel sous les drapeaux ». C'était la bonne vie ; mon salaire n'était pas augmenté, mais les Compagnies de navigations me payaient des voyages en première classe et des hôtels trois étoiles.
J'avais bien un peu mauvaise conscience, puisque, indirectement, je participais quand même à l'effort de cette guerre stupide. Aussi, sans aller jusqu'au sabotage qui me répugnait, comme à tous ceux qui aiment leur métier, je mettais facilement une semaine pour un travail que j'aurais pu terminer en deux jours.
Mon nouveau poste n'était d'ailleurs pas sans danger. Au Havre, où j'avais réparé le gyro d'un aviso, j'avais à peine quitté le port que les sirènes s'étaient misent à hurler, et, peu après, les bombes tombaient drues, mettant le feu aux réservoirs de carburants dont le panache noir allait s'étirer jusqu'à Paris.
A Marseille, c'est le refus, gentil mais ferme, de Rita une camarade que j'avais connue au « Centre Confédéral » où j'avais suivi les cours de littérature d'Emilie Lefranc, qui me sauva la vie. Nous nous étions rencontrés sur la Canebière, joyeusement étonnés l'un et l'autre, et nous nous étions installés à une terrasse pour « arroser ça ». Elle était à Marseille depuis deux jours « repliée » avec son service, mais comme elle habitait avec son directeur, je n'avais pas réussi à la convaincre de venir me rejoindre à mon hôtel.
Sinon j'aurais sans doute voulu prolonger mon séjour.
L'avant-veille, j'avais fini de régler le gyro du transat « Ile-de-France » qui allait pouvoir se réfugier grâce à mon travail en Extrême-Orient ; la veille et le matin même, j'avais travaillé à mettre au point celui du « Cheylat », un cargo bourré de munitions.
De la passerelle, je voyais moutonner la « Belle Bleue », les officiers fort sympas m'avaient invité à leur table ; si, en plus, Rita avait accepté, pour sûr que le réglage aurait duré au moins deux jours de plus, ce qui pouvait facilement se justifier.
Mais devant son refus, l'inquiétude pour Suzanne et notre fiston, restés à Paris, avait pris le dessus. Les troupes allemandes n'allaient pas tarder à entrer dans la capitale déclarée ville ouverte. Le soir même j'avais donc pris le dernier train qui me mena jusqu'à Givors où un bombardement venait de couper la voie.
Une autre escadrille bombarda Marseille et envoya le « Cheylat » par le fond, avec le beau gyro que je venais de réparer. Tous les officiers avec lesquels j'avais déjeuné furent tués, sauf le second mécanicien, qui y laissa une jambe... C'est lui, rencontré par hasard sur les Boulevards, qui me raconta le drame.
Un conte moral, en somme, pour travailleurs consciencieux, et maris fidèles... par force !

Tout cela me passait par la tête, pendant qu'assis à la terrasse du Mahieu, j'attendais Clarence.
La guerre finie, le gyro connaîtrait une grande expansion, c'était réellement le travail idéal pour un gars indépendant comme moi.

(p83) [...] il y avait un tract de la « Résistance patriotique », qu'un copain de l'A.O.I.P. m'avait donné en riant, [...]

(p88) Tous les jours j'avais des discussions orageuses à l'A.O.I.P. avec les communistes ; au seul nom de Doriot, ils écumaient.

(p89/90) « Et la Maçonnerie, qu'en penses-tu ? »
A Gide, déjà, j'avais posé la même question au moment où j'allais céder à la sollicitation d'un copain de l'A.O.I.P. qui voulait me faire entrer dans sa loge. Gide m'en avait dissuadé, me disant que je n'y trouverais plus le milieu idéaliste que je recherchais. [...]

A l'A.O.I.P. presque tous les postes importants étaient tenus par des francs-maçons, hommes très compétents dans leur métier, et plus cultivés que la moyenne de leurs camarades. L'Administration des P.T.T. pour laquelle nous exécutions des standards téléphoniques à justes prix, marchés qui servaient ensuite de base pour traiter avec les grandes entreprises de téléphones françaises et étrangères, cette Administration, également était de notoriété publique aux mains des francs-maçons. La banque, elle-même, qui nous avançait les millions dont nous manquions, comme à toutes les coopératives ouvrières, pour notre développement, était franc-maçonne.
Tout cela était bien vivant, utile sinon parfait ; j'aurais souhaité moi aussi, que ce secret douteux dont s'entourait les francs-maçons français, soit remplacé, comme en Amérique, par une action au grand jour ; et, aussi, qu'au lieu de pousser égoïstement leurs adhérents, ils prennent de la hauteur et veillent à une promotion des meilleurs initiés ou pas, ce qui n'aurait fait qu'augmenter leur prestige. En tout cas, telle quelle, la Maçonnerie, puissamment implantée dans tous les domaines ne serait pas remplacé de sitôt par une autre structure, mieux adaptée aux nécessités de notre civilisation technicienne.
Mes études faites en prison m'avaient appris que même sur le plan biologique, les mutations partent toujours de ce qui existe par ruptures progressives. Rien ne se crée de rien. Après chaque révolution partielle, la synthèse se fait d'après les forces en présence ; il ne peut en être autrement. L'évolution ne peut se faire que par saccades ; si ça va trop loin tout tombe en arrière. Le retour à un néotsarisme, avec Staline, était encore là pour nous rappeler que cette loi de la dialectique s'appliquait également à l'évolution des sociétés.
De plus, j'avais nettement l'impression qu'en dépit du fait que je n'avais pas donné suite à leurs avances, les copains maçons de l'A.O.I.P. m'avaient protégé quand je m'étais déclaré objecteur de conscience, et que c'était eux qui m'avait obtenu d'emblée « l'affectation spéciale » qui m'avait sauvé la vie.
Depuis, poussé par eux, j'avais été élu au Conseil d'Administration parce que dans une Assemblée dramatique, mon intervention avait fait échouer le coup de force de notre directeur Delagarde *7, ancien syndicaliste qui avait pris goût à l'autorité, probablement franc-maçon lui-même, mais qui avait voulu profiter des nouvelles lois de Vichy pour mettre le Conseil à sa botte. Au Conseil, en dépit de ma position bien connue en faveur des O.S., ils m'avaient confié le secrétariat ; j'avais donc quitté l'étau sans trop de regret puisque la production du gyro était arrêtée, pour m'occuper des questions du personnel, poste où mieux encore je pouvais me rendre compte du travail positif fourni par ces hommes discrets.

(P93/99) Un matin que j'allais partir à l'A.O.I.P., Suzanne, d'une voix enrouée par l'angoisse, m'avait averti :
- Maurice, il y a un cycliste qui attend en bas !

[...] j'embrasse Suzanne :
- Ne t'affole pas.

[...] C'était l'heure habituelle à laquelle je partais pour mon travail. Profitant des horaires élastiques de l'A.O.I.P., j'aurais pu évidemment attendre qu'il se lasse [...] mais mieux valait affronter l'adversaire alors qu'aujourd'hui, il n'aurait pas l'avantage de la surprise. [...]

Si ce n'était pas quelqu'un de la maison qui m'envoyait ce tueur, alors cela venait-il de l'A.O.I.P. ?
J'avais bien, dans une étude sur notre coopérative, parue dans le « Cri du Peuple », paraphrasant Herriot qui avant-guerre avait traité les socialistes de « révolutionnaires en peau de lapin », traité les dirigeants de notre coopérative, qui à l'égard des O.S. mal payés mettaient leurs théories égalitaires au rancart, de « révolutionnaires en peau de cochon », ce qui avait bien fait rire même les initiés de la Loge.
II n'y avait pas là de quoi assassiner un homme...
Ensuite, j'avais eu une bagarre très dure avec les dirigeants francs-maçons à propos de la direction de l'entreprise, mais cela était resté une confrontation entre gens bien élevés. Et ils savaient que je leur avais rendu par ailleurs de grands services.
En effet, peu après ma nomination au Conseil, un gradé allemand du Service économique s'était présenté pour examiner dans quelle mesure l'A.O.I.P. allait pouvoir travailler pour l'Occupant.
Le Directeur et le Président du Conseil furent introuvables. Il fallut donc que je le reçoive. Devant mes réticences, lui disant que je n'étais nullement habilité pour prendre des engagements, l'officier monta sur ses grands chevaux et parla ni plus ni moins que de réquisitionner l'entreprise. J'eus froid dans le dos, l'affaire était infiniment plus dangereuse pour moi que ce qui s'était passé aux Compteurs : mes ennemis politiques me rendraient facilement responsable de cette réquisition.
Jusqu'alors la discussion s'était faite en français que l'officier, probablement un professeur d'université, parlait correctement, mais avec raideur. Changeant de tactique, je m'étais mis à lui expliquer en allemand que l'A.O.I.P., tout comme Zeiss à Iéna, en Prusse, était une coopérative, et que ses téléphones et appareils de mesures électriques étaient une production essentielle pour le pays. La surprise de m'entendre parler allemand lui fit oublier sa colère ; sans doute avait-il compris que le téléphone était plus nécessaire encore à la Wehrmacht que les appareils de mesures pour lesquels il me demanda néanmoins une documentation. En partant, il me serra cordialement la main, avec un grand sourire, me félicitant pour mon allemand, sans plus parler de réquisition.
Le travail put donc continuer tranquillement, sans l'immixtion de l'Occupant, les commandes affluaient. Mais de graves difficultés allaient s'accumuler du fait que les fournitures en métaux précieux - argent, or et platine - nécessaires pour certains organes des centraux téléphoniques, ne nous étaient pas octroyées en quantité suffisante par les Services de Vichy. De ce fait, pour finir correctement un seul standard, il nous fallait en mettre trois autres en chantier, grâce auxquels nous recevions les attributions nécessaires pour terminer le premier ! Bientôt, tout autour de l'usine, tous les garages vides, vu le manque d'essence, étaient loués par nous pour y entreposer les standards à tous les degrés de finition. Et comme les P.T.T. ne nous donnaient que parcimonieusement des avances sur travaux, c'est la banque qui octroyait des crédits à moyen terme, avec comme conséquences des sommes phénoménales d'agio à payer. Non seulement nos salaires s'en ressentaient, mais encore nous allions être à la merci des financiers, si ceux-ci demandaient le remboursement de la dette qui devenait astronomique. C'est ainsi qu'avaient sombré la plupart des coopératives, par manque de capitaux dans un régime où l'argent commandait tout.
Devant ce danger, pour assainir la situation, j'avais essayé de persuader le Conseil de mettre le téléphone en sommeil et de développer la production des appareils de mesure, production qui demandait peu d'investissements et assurait une rotation rapide des capitaux.
A l'Assemblée générale, où j'avais essayé d'obtenir un vote favorable à ma proposition, tous les francs-maçons et les communistes se liguèrent contre moi ; mes chiffres, pourtant exacts, furent contestés, et je fus battu à une nette majorité. Pour protester contre ce débat faussé, et ne voulant pas avoir de responsabilité dans la faillite qui s'annonçait, j'avais démissionné du Conseil et j'étais retourné à l'étau.
Dans les ateliers, l'atmosphère avait bien changé. Un des compagnons, qui, au retour de l'exode, avait été plein d'éloges pour les soldats allemands qui aidaient les réfugiés et portaient les gosses fatigués sur leur bras, à présent ne savait que maudire « ces sales Boches qui nous prenaient tout ».
Un petit vieux ratatiné, un peu innocent, qui était perdu devant la moindre difficulté mais qui faisait bien son petit montage sur lequel on l'avait spécialisé, était venu me trouver, agressif, et m'avait demandé :
- C'est vrai que tu es pour une entente avec ces ordures ?
Avant mon passage au Conseil, j'avais eu l'occasion de le défendre à plusieurs reprises contre les taquineries exagérées des autres compagnons. Il était un peu mon protégé. Calmement, je lui avais donc répondu que j'étais contre la guerre, qui était faute de tout, et que plus vite on arrêterait ces tueries barbares mieux cela serait pour tout le monde.
Alors le petit vieux avait craché par terre devant moi, et avec un regard de haine m'avait apostrophé :
- Le liseré ne vaut pas mieux que le drap !
Surpris par le bel archaïsme de l'expression, j'avais oublié de me fâcher ; le petit vieux était retourné à son étau et plus jamais ne m'avait adressé la parole.
Les malheureux, aigris par leur condition, ont la haine tenace.
Il n'y avait guère que mes copains du gyro et, par-ci par-là, un anarchiste, ennemi conséquent de la guerre comme moi, qui me gardaient toute leur amitié. Beaucoup d'autres m'ignoraient. Les cocos aussi, à présent, évitaient de discuter avec moi. Ils avaient dû passer la consigne de me mettre en quarantaine. Pourtant, j'avais du mal à croire que ce tueur, là-bas, soit envoyé par eux, puisqu'ils savaient bien que j'avais fait de mon mieux pour sortir un des leurs, trouvé porteur d'un tract compromettant, des mains de la police. Mais cela pouvait-il désarmer la haine politique ?
J'embrasse le gosse et Suzanne :
- Ne t'inquiète pas, tout se passera très bien. Et surtout, n'ouvre à personne.
Tenant mon pistolet dans la poche de l'imperméable, le cran de sûreté enlevé, une balle dans le canon, prêt à faire feu, j'étais descendu rapidement l'escalier, mais au lieu de partir à gauche, comme d'habitude, j'avais tourné à droite, ce qui me faisait faire un petit détour.
Le cycliste, que je surveillais du coin de l'oeil, dérouté, avait d'abord hésité ; puis il avait démarré, m'avait croisé sans me regarder, puis un peu plus loin, il avait tourné pour revenir derrière moi.
Alors, je m'étais arrêté pile, et je l'avais attendu, ne le lâchant pas des yeux, prêt à le descendre au moindre geste suspect, quitte à tirer au travers de l'imperméable.
Se voyant surveillé, il était passé de nouveau sans me regarder, tout pâle cette fois-ci, n'osant rien faire de face.
Les jours suivants, deux fois encore je l'avais vu me guetter de loin. Chaque fois, j'avais changé d'itinéraire pour éviter l'affrontement, dans lequel j'étais pourtant sûr de tirer plus vite et plus précis que lui. J'avais aussi profité des horaires élastiques de l'A.O.I.P. pour varier mes heures de départ et de retour, ce qui était encore la meilleure façon de le dérouter, car je ne voulais pas le tuer, ce garçon, pour lequel j'éprouvais même un sentiment fraternel, alors que lui, probablement, sans me connaître, devait me vouer une haine féroce...
Tôt ou tard, lui aussi comprendrait.
Et voilà que mon arme fidèle, qui tout au long de ces années périlleuses m'avait protégé, et m'avait donné un sentiment de sécurité relative, avait manqué de m'être fatale au dernier moment, juste avant mon départ de Paris...

(p100) A l'A.O.I.P., la vie m'était rendue impossible par les staliniens et les gaullistes de plus en plus nombreux, qui me harcelaient de leurs quolibets. Ainsi dans cette maison, dont j'avais tant apprécié la liberté quand, grâce au gyro, j'étais en communion avec tous, à présent cette même liberté augmentait mon supplice. Plus les troupes allemandes battaient en retraite en Russie, en Afrique, en Italie, et plus mes tourmenteurs devenaient agressifs, incapables qu'ils étaient de comprendre ma position de pacifiste, qui condamnait en bloc toutes ces lamentables tueries. Un jour qu'un stalinisant m'avait demandé combien nous touchions pour défendre la politique européenne du Grand Reich, je m'étais emporté :
- Si tu croyais réellement à tes conneries, tu ne viendrais pas me narguer de peur que je te fasse coffrer.
Alors, subitement, la peur avait apparu dans ses yeux, et il s'était éloigné en silence... Rien de plus dangereux qu'un trouillard quand il prend le dessus. Il était grand temps que je quitte l'A.O.I.P. où, d'ailleurs, après la mise en sommeil du gyro, le travail ne m'intéressait plus beaucoup.

(p116/119) Le livret militaire, qui me sera nécessaire si je réussis à passer en Suisse, porte en plein milieu l'impact d'une balle qui l'a traversé de part en part ; François avait essayé ainsi son petit Browning avant de le retourner contre lui-même. C'était encore une façon de manifester son opposition à la guerre et au militarisme. [...]

Quand avant-guerre François s'était fait embaucher à l'A.O.I.P., je ne me doutais guère que nos destins allaient être aussi bizarrement liés. Ce garçon cultivé, doux, mais totalement non conformiste, m'avait dès le début intéressé. Randonneur expérimenté, il avait pas mal bourlingué ; aussitôt qu'il avait un peu d'argent, il partait à vélo, vivant de peu, en végétarien convaincu, se contentant parfois, pour tout repas, d'une tranche de pain complet trempée dans de l'huile d'olive, avec, comme dessert, une pomme, et comme hôtel sa petite tente. Pourtant, quand il était venu à l'A.O.I.P. quelque chose semblait avoir brisé son dynamisme.
Dans le petit restaurant italien où nous allions en groupe prendre nos repas de midi, il participait peu à nos grandes discussions animées entre militants, mais quand il intervenait brièvement, à mi-voix, sa réflexion prouvait qu'il dominait parfaitement les problèmes culturels et politiques que nous débattions avec tant de passion.
Alors que j'étais décidé d'opposer la violence à la violence, car c'est encourager les salauds que de leur céder, lui, au contraire, était le non-violent intégral ; c'est en vertu d'une philosophie gandhiste qu'il condamnait la guerre et les crimes du stalinisme. Ça nous faisait quand même pas mal de points communs.

Un jour, il avait assisté à une discussion entre le vieux Louzon, distingué économiste à la barbe blanche de prophète, et moi qui ne voulait pas croire à la bêtise incurable des grands dirigeants de ce monde :
« Mais non, m'étais-je exclamé, la guerre ne peut avoir lieu ; les gens de la Cité ne sont pas assez crétins pour la faire. Sinon l'Angleterre perd toutes ses colonies et tombe au troisième rang des puissances. »
« Mais si, avait affirmé Louzon très justement ; les gens de la Cité sont assez crétins pour faire la guerre, et l'Angleterre perdra ses colonies ! »
Le lendemain, François, pessimiste lui aussi, et décidé à ne pas vivre une telle épreuve, m'avait apporté ses papiers suisses :
« Tiens, ça pourra te servir si tu veux filer à Lausanne ; c'est une belle ville. »
Il essayait ainsi timidement de me détourner de ma résolution de tirer sur les gendarmes.
Pendant quinze jours, il avait fait la tournée d'adieux aux copains qui cherchèrent vainement à le faire revenir sur sa décision de se suicider.
J'essayai également de le détourner de son projet, mais j'étais mal placé, après avoir, dans une discussion au restaurant, exprimé mon admiration pour Paul Lafargue, dont François aussi avait lu « Le Droit à la Paresse », et qui à soixante-dix ans avait pratiqué avec sa femme le suicide philosophique annoncé longtemps à l'avance.
« Mais toi, François, tu n'as pas encore soixante-dix ans ; tu n'en as même pas vingt-quatre... »
Il avait hoché tristement la tête :
« Je suis déjà beaucoup trop vieux !... Et pour ce qui vous attend... »
Après avoir épuisé le plaisir d'une liberté absolue, après avoir vu tous les films et toutes les pièces de théâtre qu'il s'était notés, François avait disparu.
Reculant devant le drame que nous pressentions, nous étions, deux copains de l'A.O.I.P. et moi, assis dans le petit square de la place d'Italie, alors que, sans arrêt les voitures tournaient autour de nous. Surmontant mon angoisse, je m'étais levé :
« Allons, il faut y aller ! »
La concierge nous avait ouvert la porte de la petite mansarde en se lamentant :
« C'est pas Dieu possible ! Un si gentil garçon, si réservé... »
François était là, allongé tout habillé sur son divan, à la couverture bien tirée, le visage calme, les yeux fermés, un petit trou noir dans la tempe...
A ce moment-là encore, j'ignorais le drame intime qui était venu en surcharge à son horreur de la guerre. Les indices n'avaient pourtant pas manqué. Un soir que nous l'avions invité avec Louison à venir dîner chez nous - Suzanne aussi s'était prise d'affection pour ce gentil garçon, doux et prévenant, dont l'air détaché ne manquait pas de distinction en dépit de sa mise simplifiée - nous l'avions vainement attendu. La table était déjà desservie depuis longtemps quand François était arrivé, un côté de la figure tuméfié ; il était tombé dans l'escalier du Métro, nous disait-il, et à l'hôpital ils l'avaient retenu malgré ses protestations.
Une autre fois encore, à la suite d'un nouvel accident, il nous avait fait faux bond. Ce n'est que le jour où il tomba en crise d'épilepsie dans l'atelier de l'A.O.I.P. que nous eûmes l'explication de ces accidents malencontreux. Le médecin de l'usine, qui ne brillait pas par sa finesse, déclara froidement que d'ici un an François deviendrait fou. Cela lui avait été répété ; comble de malchance, le Conseil, effrayé par le diagnostic du médecin, avait profité de la période d'essai pour le renvoyer, en dépit de nos démarches.

(p197) Aux w.-c., après une dernière hésitation, je déchire mes papiers français [...]. Les jeux sont faits ; à présent, je suis François Paquier *3, né à Lausanne.

(p211) Par curiosité, je lui demande encore comment ils avaient fait pour m'identifier. Un inspecteur, m'explique-t-il tout fier, muni des photos qu'ils avaient prises de moi, s'était présenté partout où François était passé. Evidemment, à l'A.O.I.P. on m'avait aussitôt reconnu...

(p212/214) Reprenant ma vie à la naissance, le commissaire veut en connaître toutes les étapes : l'école primaire de Devant-les-Ponts à Metz ; ensuite ? mon apprentissage aux Aciéries ; ensuite ? trois ans sur le sous-marin « Fulton ». Cela l'impressionne favorablement ; inutile également de lui expliquer que c'était la crise économique de 27-28, et que, ne trouvant pas de travail, j'en avais assez de rester à la charge de ma famille, d'entendre les récriminations du père contre la jeunesse fainéante et de voir notre mère s'essuyer furtivement les larmes. Et ensuite ?

- Oh ! ça serait trop long de tout vous raconter.
Le commissaire a un haut-le-corps ; et aussitôt, menaçant, il fulmine :
- Tu veux que je te fasse parler, moi ?
- Bien, bien, à votre guise. Mais je vous avertis, vous en aurez pour un moment.
Et je commence à lui dévider avec force détails toute ma vie de militant, dont il ne perd pas une miette, prenant des notes et demandant même des précisions : après la marine, le garage Atré à Toulon, mécanicien d'autos, deux mois en attendant mes papiers militaires que je dois finalement aller chercher à Metz. Ensuite ? la Construction électrique de Metz, électro-mécanicien, sept mois. Ensuite ? mon arrivée à Paris, la maison Hein, monteur électricien pour l'installation des lotissements et des fêtes foraines, un an. Après cela ? le P.C. me demande alors d'entrer chez Gnome-Rhône, moteurs d'aviation, comme ajusteur, deux mois, viré après un accident et une dispute avec le médecin de l'usine ; je ne lui dis évidemment pas qu'il s'agissait d'un « macadam » pour préparer ma conférence du sous-rayon du XIIIe. Ensuite ? Delahaye, autos, ajusteur, un mois, viré après une distribution de tracts syndicaux dans les vestiaires. Ensuite ? la Fonderie typographique, liquidé à la suite de renseignements de la police patronale. Et après cela ? la Raffinerie de sucre Say, chef d'équipe de l'entretien mécanique, quatre mois ; arrestation dans l'affaire de Clichy. Neuf mois plus tard, à ma sortie de prison, embauché au L.M.T., téléphone, ajusteur, trois mois ; renvoyé pour m'être mis à la tête d'une grève d'un atelier de femmes contre une diminution des prix, grève que j'avais élargie à toute l'entreprise. Ensuite ? Farman, aviation, deux mois, renvoi à cause d'une agitation dans les ateliers en vue de préparer la grève du 1er mai. Ensuite ? Renault, outilleur, deux mois, renvoyé à la suite d'un mouchardage ? Ensuite ? Carnaud, machines pour conserveries, ajusteur-monteur, quinze jours, renvoi à la suite du déclenchement d'une grève contre les Assurances sociales ; ce que je ne lui dis pas non plus, c'est que partout je suis entré dans ces maisons avec de faux certificats. Ensuite ? Mureaux, études d'aviation, six mois, ajusteur, renvoi, la crise économique de 1931 commence.
Et ensuite ? Régleur de machines de sculptures sur ivoire, sept mois, liquidé après la fermeture de l'Exposition Coloniale. Ensuite ? Compteurs de Montrouge, sept ans, outilleur, grève de 1936, après les procès de Moscou et mon exclusion du P.C., la cellule me rendait la vie impossible.
Avec ce commissaire, aussi, c'était risqué de mettre le P.C. en cause ; mais à la réaction du flic, je comprends qu'il n'est pas, lui non plus, stalinien. Une chance pour moi ! Ensuite ? L'A.O.I.P., téléphone et Gyrocompas, ajusteur d'études, puis technicien, et enfin administrateur ; départ par suite d'un différend sur la gestion de la maison. Ensuite ? ZEL 26, deux ans, interprète technique, réquisitionné pour aller à Nancy. Ensuite ? En Allemagne, interprète à la mairie de Neustadt, six mois. Ensuite ? Interprète à l'imprimerie de Constance, trois mois. Et puis enfin fuite en Suisse ; représentant deux mois, prison à Lausanne trois mois.
J'avais prudemment sauté le court épisode du Sonderführer.

(p228) Longtemps, le juge attend que je sois calmé avant de commencer l'interrogatoire. Il se confirme que le dossier est vide. Les commissions rogatoires lancées par le précédent juge n'avaient rien donné ; aucune plainte ne s'était élevée contre moi, ni à l'A.O.I.P., ni dans mon quartier ; même au P.C. l'inspecteur chargé d'enquêter s'était heurté à un refus de me charger.

(p230/231) [...] il se lança dans un réquisitoire de Grand Guignol à faire frémir : selon lui, j'avais assassiné François pour m'emparer de ses papiers et m'enfuir en Suisse ! Sacré procureur, il n'avait pas beaucoup étudié le dossier.
Pour calmer mon indignation, l'avocate avait posé sa petite main sur mon épaule, et m'avait chuchoté à l'oreille :
« Laissez-le s'enferrer. C'est très bon pour nous... »
Puis, quand vint son tour, sans élever la voix, elle avait expliqué aux jurés que François s'était suicidé avant-guerre, et qu'il m'était alors bien difficile de prévoir que j'aurais besoin de ses papiers pour me réfugier en Suisse. Dans le public, il y eut un bruit de chuchotements et de rires étouffés.
La vibrante déposition de Delagarde *7, l'ancien directeur de l'A.O.I.P., que j'avais pourtant combattu et qui néanmoins me témoigna toute son estime, fit le reste. Le président du tribunal, un vieux monsieur courbé sur mon dossier, lui demanda d'un air préoccupé si c'était possible qu'on m'ait si souvent mis à la porte pour action syndicale. Delagarde, qui était lui-même un ancien militant syndicaliste, était bien placé pour le lui confirmer.
Par Delagarde *7, j'allais apprendre que l'A.O.I.P. avait perdu son statut de coopérative libre. Ce que je craignais était arrivé ; la banque, profitant du découvert qui s'était accumulé à cause des standards téléphoniques inachevés, avait imposé, sous menace de mise en faillite, un directeur du dehors, nommé par elle, à la place du directeur choisi parmi les associés et élu par-ses pairs.
Ainsi, le mauvais coup préparé par les technocrates sous l'Occupation avait trouvé son accomplissement après la Libération. Le salaire unique avait été supprimé et à sa place avait été instaurée la hiérarchie de l'industrie. Avec elle, la course aux postes bien payés, la jalousie, la délation, les intrigues avaient eu raison de l'ancienne fraternité des ateliers.

(p233/234) Le souvenir de l'A.O.I.P. m'avait fait lancer, dans une discussion à table, comme une boutade de provocation, ce que je pensais réellement, c'est-à-dire que du directeur au balayeur nous devrions avoir le même salaire ; l'honneur de commander ne devait pas se vendre.

Maurice Lime, 1975


*1 : Maurice Lime, http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article118603, notice LIME Maurice pseudonyme de KIRSCH Maurice, Antoine par Jean Prugnot, version mise en ligne le 24 novembre 2010.

*2 : Antoine Kirsch est candidat au sociétariat à l'AG de novembre 1937 ; il entre à l'A.O.I.P. le 4 avril 1938 ; il est nommé Administrateur (date ?) ; il démissionne de son poste d'administrateur au lendemain de l'AG de novembre 1941 ; il est radié du sociétariat à l'AG de novembre 1942.

*3 : François Paquier, né à Lausanne : j'ai trouvé Auguste Paquier, né en 1914, entré en mai 1938, avec mention  refus docteur  nov. 1938,  décédé , qui pourrait correspondre...

*4 :  Les risques de la sincérité, Ou la petite histoire rejoint la Grande , de Maurice Lime *1, Éditions La Pensée Universelle, 1975.

*5 : Suzanne Monjauvis est la soeur de deux syndicalistes et militants communistes du XIIIe : Auguste *6 et Lucien *8. Ces deux derniers ont postulé au sociétariat, à l'A.O.I.P. à l'AG de mai 1936 : y ont-ils travaillé ?

*6 : Auguste Monjauvis, frère de Suzanne *6 et de Lucien *8. Auguste fut déporté politique à Auschwitz ; rescapé (voir récit).

*7 : Victor Delagarde, http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article108832, notice DELAGARDE Victor, Louis, Achille par Jean Maitron, version mise en ligne le 24 novembre 2010.

*8 : Lucien Monjauvis, député communiste de Paris de 1932 à 1936, http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article122751, notice MONJAUVIS Lucien, Henri dit MONTGEAU par Claude Pennetier, version mise en ligne le 30 novembre 2010.


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